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Nicolas BOUVIER – L’usage du monde

Auteur : Nicolas BOUVIER (1929-1998)
Livre : “L’usage du monde”  (Notes de voyage de années 1953 1954) 
Extraits
“De la difficulté de construire une école avec une aide extérieure”
“Vous rendez-vous compte, dit Robert, l’Américain, je vais là-bas pour leur construire une école, et quand ils me voient arriver, les gosses ramassent des cailloux.
Je crois que l’Américain respecte beaucoup l’école en général, et l’école primaire en particulier, qui est la plus démocratique.
Je crois qu’au nombre des Droits de l’Homme, aucun ne lui paraît aussi plaisant que le droit à l’instruction. C’est naturel dans un pays civiquement très évolué où d’autres doits plus essentiels sont assez garantis pour que l’on n’y songe même plus.
Aussi, dans la recette du bonheur américain, l’école joue-t-elle un rôle primordial, et dans l’imagination américaine, le pays sans école doit-il être le type même du pays arriéré.
Mais les recettes de bonheur ne s’exportent pas sans être ajustées, et ici, l’Amérique n’avait pas adapté la sienne à un contexte que d’ailleurs elle comprenait mal. C’était l’origine de ses difficultés. Parce qu’il y a pire que des pays sans école : il y a des pays sans justice, ou sans espoir.
Roberts l’Américain arrivait, pour l’organisation Point IV, les mains pleines et la tête bourrée de projets généreux.
Voici comment Point IV procédait :
Il offrait gratuitement le terrain, les matériaux, les plans et les conseils.
De leur côté les villageois, qui sont tous un peu maçon, fourniraient la main-d’œuvre et construiraient, avec une belle émulation, le local où ils auraient le privilège de s’instruire. Voilà un système qui fonctionnerait à merveille dans une communauté finnoise ou japonaise.
Ici, il ne fonctionnait pas, parce que les villageois n’ont une once de ce civisme qu’on leur avait si promptement prêté.
Les mois passaient. Les matériaux s’évanouissaient mystérieusement. L’école n’était pas construite.
On n’en voulait pas.
On boudait le cadeau.
Il y a bien de quoi écœurer les donateurs, et Robert était écœuré.
Mais les villageois ?
Ce sont des paysans assez misérables, soumis depuis des générations à un dur régime de fermage féodal. D’aussi longtemps qu’ils se souviennent, on ne leur a jamais fait pareil cadeau. Cela leur paraît d’autant plus suspect que, dans les campagnes iraniennes, l’Occidental a toujours eu réputation de sottise et de cupidité.
Rien ne les a préparés à croire au Père Noël. Avant tout ils se méfient, flairent une attrape, soupçonne ces étrangers, qui veulent faire travailler chacun, de poursuivre un but caché. La misère les a rendus rusés, et ils pensent qu’en sabotant les instructions qu’on leur donne, ils déjoueront peut-être ces desseins qu’ils n’ont pu deviner.
En second lieu, cette école ne les intéresse pas. Ils n’en comprennent pas l’avantage. Ils n’en sont pas encore là. Ce qui les préoccupe, c’est de manger un peu plus, de ne plus avoir à se garer des gendarmes, de travailler moins dur ou alors de bénéficier davantage du fruit de leur travail. L’instruction qu’on leur offre est aussi une nouveauté. Pour la comprendre il faudrait réfléchir, mais on réfléchit mal avec la malaria, la dysenterie, ou ce léger vertige des estomacs vides calmés par un peu d’opium.
Si nous réfléchissons pour eux, nous verrons que lire et écrire ne les mèneront pas bien loin aussi longtemps que leur statut de « vilain » n’est pas radicalement modifié.
Enfin, le mollah est un adversaire de l’école. Savoir lire et écrire, c’est son privilège à lui, sa spécialité. Il rédige les contrats, écrit sous dictée les suppliques, déchiffre les ordonnances du pharmacien. Il rend service pour une demi-douzaine d’œufs, pour une poignée de fruits secs, et n’a pas envie de perdre ce petit revenu. Il est trop prudent pour critiquer le projet ouvertement mais le soir, sur le pas des portes, il donne son opinion. Et on l’écoute.
En dernier lieu, on n’entrepose pas sans risque des matériaux neufs dans un village où chacun a besoin de briques ou de poutres pour réparer ces édifices dont l’utilité est évidente à chacun : la mosquée, le hammam, le four du boulanger. Après quelques jours d’hésitation on se sert dans le tas, et on répare.
Désormais le village a mauvaise conscience et n’attend pas le retour de l’Américain avec plaisir. Si seulement on pouvait s’expliquer, tout deviendrait simple… mais on peut mal s’expliquer. Quand l’étranger reviendra, il ne trouvera ni l’école, ni les matériaux, ni la reconnaissance à laquelle il s’attend, mais des regards fermés, fuyants, qui n’ont l’air au courant de rien, et des gosses qui ramassent des pierres sur son passage parce qu’ils savent lire le visage de leurs parents.”